Brillant magistrat, le juge Demba Kandji a marqué d’une empreinte indélébile la justice sénégalaise. Excellent procédurier, l’homme a rendu justice pendant plus de 40 ans avant d’être nommé ministre conseiller du Président de la République. Depuis le 4 octobre 2021, il assume une nouvelle fonction de Médiateur de la République. C’est cet inamovible Ombudsman qui a accepté de briser le silence dans un entretien avec Sud Quotidien.
Vous avez été installé dans vos fonctions de médiateur de la République le 4 octobre dernier, après un brillant parcours au sein de la Magistrature. Percevez cette nomination comme une suite logique de votre carrière ?
Oui ! On peut dire. En tout cas, c’est dans la continuité pour quelqu’un qui connaît bien la Médiature et le rôle qu’elle est appelée à jouer. Ce n’est pas un gadget institutionnel. Surtout quand on s’intéresse plus ou moins sur l’histoire de la démocratie dans cette sous-région africaine particulièrement des pays francophones. Le discours de La Baule de François Mitterrand, la chute du mur de Berlin et le multipartisme plus ou moins intégral qui ont ouvert les vannes de cette démocratie multipartisane et ont débouché en même temps sur le Médiateur de la République. Mais je voudrais quand même, dans le contexte sénégalais, un peu, relativiser tout ça. Le discours de La Baule ne nous concerne pas du tout au Sénégal parce que nous étions déjà au multipartisme intégral. La chute du mur de Berlin non plus. Nous sommes le premier pays francophone à avoir institué en 1991 (le 1er février, Ndlr) le médiateur de la République. Une institution qui a existé longtemps dans les pays anglophones. En 1960 déjà, les pays anglophones africains s’y essayaient sous la forme de l’Ombudsman avec la Suède. Nous l’avons fait dans le sens de la consolidation de l’Etat de droit parce qu’on ne peut pas dire médiateur pour s’arrêter simplement à médiateur. Tout le monde est médiateur. Tous ceux qui recherchent plus ou moins la stabilité, la paix sont des médiateurs.
Qu’est-ce qui fait la spécificité du médiateur de la République ?
Un Médiateur de la République, ça ne se conçoit que dans le cadre de l’Etat de droit. Les rapports entre la puissance publique et l’usager sont soumis au droit, le tout sous l’arbitrage d’une justice et d’une administration forte, professionnelle. C’est ce que le médiateur est venu renforcer. Ce multipartisme politique, cette démocratie politique dont j’ai parlée plus tôt à travers le discours de La Baule est venue avec le médiateur, recevoir une sorte d’accompagnement sous la forme d’une démocratie administrative qui met l’usager en son centre. L’administration, dans un Etat démocratique, ne vit que de la confiance de l’usager. Quand l’usager cesse d’avoir confiance en son administration, il y a déjà des problèmes. C’est pourquoi nous devons tous avoir à cœur de travailler dans le sens du renforcement des institutions, de la crédibilisation des institutions et le médiateur participe éminemment à ce travail de renforcement en s’interposant entre l’administration et l’usager. Je dirai que quelque part, je me retrouve à faire plus ou moins ce que j’ai fait pendant 40 ans dans une vie antérieure. Je m’y retrouve parce que simplement ce travail d’intersection entre l’usager et l’administration est facilité. Parce que simplement dans le contexte de nos Etats africains, disons le contrôle juridictionnel de l’administration est parfois insuffisant et c’est au détriment de l’usager. Cela fait que le médiateur a un grand rôle à jouer. L’insuffisance du contrôle juridictionnel de l’administration fait que le médiateur a un grand rôle à jouer et il le joue en manipulant les concepts de droit comme l’administration mais également en jouant sur l’équité parce que l’administration, parfois, peut se cramponner au droit avec raison mais à trop vouloir faire du droit, on peut porter tort. On peut avoir raison en faisait le droit mais en portant tort aux réclamations légitimes d’un usager parce que comme dit la formule latine, «trop de droit tue parfois la justice». En faisant trop de droit, on risque de créer une injustice .
De hautes personnalités comme les juges Ousmane Camara, Doudou Ndir, feu Me Alioune Badara Cissé, et des Professeurs de droit, Seydou Madani Cissé et Sérigne Diop, ont dirigé cette institution. Pour autant beaucoup de Sénégalais ne comprennent pas son utilité. Même si sous Feu Me Alioune Badara Cissé, elle a acquis une nouvelle dimension. Estce que c’est lié au fait qu’il soit avocat et que les autres soient plutôt d’une formation de magistrat et/ou professeurs d’Université ?
Vous avez raison, Me Alioune Badara Cissé a travaillé à vulgariser l’institution du médiateur de la République, mais avant lui, les autres l’ont également fait. Ousmane Camara a été un grand pionnier parce que c’est lui qui a ensemencé la graine et les autres ont fait un travail de renforcement. Tous ensemble, ils ont travaillé. Alioune Badara Cissé n’a fait que renforcer et l’a bien fait et vraiment, je m’incline devant sa mémoire. Le médiateur est connu des Sénégalais contrairement à ce que les gens pensent. Des Sénégalais du fond du pays me saisissent pour contester l’élection de leur chef de village ou de leur chef de quartier, pour revendiquer leur impossibilité à accéder à certains services sociaux de base. Si vous voyiez les réclamations dont nous sommes saisies tous les jours, vous vous rendriez compte que le médiateur est connu et il est saisi. Parce que la saisine du médiateur a été facilitée de façon très intelligente par le législateur sénégalais. Il suffit juste, par écrit, de lui adresser sa correspondance après avoir saisi l’administration compétente . C’est un préalable de l’administration compétente qui s’analyse en une sorte de recours gracieux pour vous dire que l’administration du médiateur est là pour combler les insuffisances, les lacunes de notre organisation en corps judiciaire qui n’offre pas encore une très grande proximité du juge administratif d’avec le justiciable. Le médiateur peut être saisi à travers ses représentants ou directement par un justiciable. Il y a aucune formalité. Et le Président de la République, par rapport aux textes, peut orienter les réclamations qui lui sont adressées directement au médiateur de la République. Pour vous dire que le médiateur est connu et est saisi.
Comme président de la Cour d’appel de Dakar, vous avez donné les résultats de la présidentielle de 2019 qui ont fait l’objet de contestations surtout de la classe politique. Quelle a été votre impression à cette époque ?
Qu’on relise les chiffres ! Sur la base de quoi, je me suis fondé. C’est très facile de le savoir. Je dis toujours à mes jeunes collègues ce que nous faisons. Nos enfants, nos petits-enfants, nos arrières petits-enfants seront, peut-être, demain des magistrats. Ils le verront sous la forme de témoignages. Qu’on me relise et je le dis avec beaucoup de fierté. J’ai toujours été à l’aise dans un milieu où je suis. Je suis formé pour être un fonctionnaire de justice qui doit avoir le sens de responsabilité qui doit savoir décider. Je ne le dis pas pour moi. Je le dis pour tous mes collègues restés en juridiction. Lisez ce qu’ils écrivent et sur la base de combien d’heures de travail, de sommeil perdu qu’ils arrivent à une décision, sur la base de quel courage, ils arrivent à faire face aux gens pour écrire et rendre.
Que comptez-vous faire pour marquer vos empreintes à la Médiature de la République ?
La Médiature, je la veux forte et accessible. Je la veux accessible parce qu’il n’y a que la Médiature aujourd’hui pour faire en sorte que l’administration soit dans des rapports de proximité avec le citoyen. Le citoyen de Fongolembi qui a un problème avec le préfet de Saraya ne peut rien faire d’autre si le préfet lui refuse une demande qu’il croit légitime parce que, peut être, il ne peut aller à Cour Suprême. C’est très loin. C’est le recours juridictionnel qui est insuffisant au plan administratif qui fait que le juge est éloigné du justiciable mais on lui offre un médiateur qu’il saisit suivant un formalisme très simplifié qui peut se permettre d’interpeller le préfet en droit ou de lui imposer une solution sur la base de l’équité. Trop de droit crée l’injustice. C’est pour cela que le médiateur à côté du droit utilise l’équité. C’est du droit mais essayons de trouver à moins une solution pour que ce citoyen retrouve ses droits malgré la loi qu’on lui impose et qui est implacable. C’est une force qu’on a mise entre mes mains et j’entends en faire bon usage. Moi médiateur, j’ai la possibilité, car disposant d’un pouvoir d’instruction qui me permet d’interpeller un ministre, d’obtenir de lui des documents à l’occasion d’une réclamation, d’entendre des fonctionnaires sous son autorité, d’ordonner des enquêtes qui passent des structures de l’Etat et d’agir dans un sens que personne ne soupçonne. C’est déjà important. Aucun citoyen dans le cadre d’une instruction normale engagée par une juridiction n’aurait le budget nécessaire pour le faire. Moi médiateur, j’ai la possibilité face à un fonctionnaire qui a un comportement en porte à faux avec la loi, d’engager contre lui des poursuites disciplinaires. Tout cela et d’autres me permettent de dire : si je travaille bien, je peux mettre la Médiature au service du citoyen. Je peux faire aimer la Médiature, je peux faire accepter la Médiature.
Pouvez-vous revenir sur des exemples de réussite de la Médiature de la République même si ce n’est pas sous votre ère ?
Des citoyens ont retrouvé leur emploi qu’ils croyaient perdu grâce au Médiateur. Des citoyens écartés d’un concours parce vivant avec un handicap ont pu intégrer une administration grâce au médiateur. Ce sont des exemples parmi tant d’autres jusqu’à des niveaux insoupçonnés de paiement de primes d’assurances. Nous sommes saisis de tout et de rien. Ce n’est pas le spectaculaire qu’on cherche mais on a des résultats quand même et l’administration réagit favorablement à nos demandes. Il est vrai que le médiateur n’a pas toujours des succès mais à force de relancer, nous finissons toujours par arriver à nos fins.
Qu’est-ce qu’il faut faire pour rapprocher l’administration des administrés en dématérialisant l’octroi de certains documents dont vous avez parlé tout à l’heure ?
L’administration est en train de se reconfigurer à cause de la Covid-19 qui a été un mal nécessaire. L’administration est obligée de se dématérialiser pour introduire la signature électronique pour permettre l’obtention et la délivrance de ces documents. Au niveau des points qui sont mis dans les départements par l’Agence de l’informatique de l’Etat (Adie), les casiers judiciaires et autres sont en train d’être dématérialisés. C’est déjà une bonne chose.
Comment est-ce que vous allez travailler avec vos représentants dans les régions ?
Nous avons des bureaux dans les régions, mais ils sont sous la supervision du régional. Ça ferait plus de dynamisme et ça pourrait créer une coordination au niveau régi peuvent être beaucoup plus fonctionnels. Je suis en train de me demander s’il ne faut pas aller dans les départements en plus de la région et avoir dans chaque département un représentant. Le tout sonal. Je suis en train d’y réfléchir. Le département devrait quand même être concerné
Misez-vous sur la collaboration pour réussir votre mission ?
Nous ne travaillons pas seulement sur le plan national. Le médiateur travaille avec une structure qui s’appelle les médiateurs de l’Uemoa, les médiateurs francophones. D’ailleurs, j’ai été élu membre du bureau en tant qu’administrateur. L’Assemblée générale a eu lieu jeudi dernier (25 novembre 2021). Nous essayons quand même de faire appel à des compétences. C’est ma vision de la Médiature. Nous essayons d’avoir une reconfiguration autre qui mette d’autres compétences par exemple des doctorants, des étudiants ayant plus ou moins une maîtrise en droit pour faire de la recherche et nous allons vers des publications. La seule qu’on a aujourd’hui, c’est le rapport annuel et nous avons besoin d’un bulletin pour communiquer.
Après 41 ans d’exercice et une carrière bien remplie, vous avez quitté la magistrature après votre retraite. Comment avez-vous vécu ce moment-là ?
Je suis entré dans la magistrature à 25 ans. J’ai changé de robe trois fois jusqu’à en avoir une rouge qui me prouve que je suis vers la sortie sans que je m’en rende compte. Un beau jour, je me retrouve à devoir me séparer de tout cela à la faveur d’une fin de vie professionnelle. Je lègue mes biens professionnels à mes proches et je me mets à m’interroger sur mon devenir. Il m’a fallu du temps pour me refaire. Ce passage a été très court mais il a eu un impact très fort en terme psychologique dans la vie. Pendant peut-être deux à trois mois j’ai dû réfléchir sur ce que j’allais pouvoir faire en dehors de la justice. Je ne savais faire que le métier de juge et brutalement je me retrouve dans les habits de ministre conseiller du Président de la République, dans un autre environnement que je ne connaissais pas. Je me retrouve à côtoyer des gens, de nouvelles têtes, une nouvelle manière de faire, une nouvelle approche de la vie, chemin faisant j’ai aimé. J’ai commencé à trouver goût, à prendre part à des réunions, à être écouté. Je me sentais plus ou moins renaître. Je me suis mis à me dire qu’après la justice, il y avait une autre vie. Ce n’était pas la fin de la vie. C’est comme si je sortais d’une hibernation de -50° pour me retrouver à 50° au-dessus du thermomètre.